dimanche 8 mars 2009

Le Dîner

Le langage, remède efficace du cri vagissement primitif « maman ». Soudain, « maman » est objet, « maman » transportable et permanente, maman articulable. « Papa » s'articule aussi, sauf que papa n’est pas là. Pour tromper l’attente, elle lit des contes à ses enfants, mon frère et moi. Nous attendons le retour de l'hypothèse père, sujet central éloigné du sujet. Ma mère pense à la possible ire de l'homme et ne dépense plus, elle conte. Le remplissage d'assiette est exclu. Écouter lire l'attente structure maigrement la faim. Le frustrant langage fuit de sa bouche, infiniment.

Un énorme miroir fixe la table de la cuisine. Quatre convives doublés spéculaires donnent une table de huit et même un seul assis donne deux. Seules deux places face y plongent directement, les deux autres restent profils.

Tandis que certaines — maman et son double — se plaisent à tromper l’Autre à haute voix dans le langage d'un écrivain absent, mon frère et moi gargouillons en duplication, augmentés par notre deuxième paire de corps plats. Signant son entrée avec fracas, l'Autre surgit. La langue de ma mère arrête le conte subitement caduc. Pluie de silence. Le grand Autre prend place, il a faim. C’est le moment de manger, tous les huit réunis, nous quatre augmentés.
Assis à sa place, le père parle continûment avec faste, en double profil. La mère maugrée de devoir se réduire à l'ingestion. Elle tente désespérément de lui remplir pour la dixième fois son assiette déjà débordante, lourde à n'en plus pouvoir la soulever. Lui proteste vigoureusement, prodiguant mots et grammaire à son faible poignet.



Nous, mon frère mes doubles et moi, mangeons de concert. Qui sont les charlatans entre nos doubles, nous, mon frère et moi ? Qui sont les doubles, qui est quoi, je ne sais pas. Mon frère et moi sommes entre assortis. Il faut de façon impérative que les parts servies dans les quatre assiettes — comprenons deux additionnées de deux autres plates diminuées d’odeur et de saveur — soient identiques. Rigoureusement identiques. Sous peine d’injustice hurlée.

La légale égalité de deux individus de différents sexes, pour ne pas dire opposés, est fondamentale à la fratrie. Cette similitude imitée par perpétuelle contagion de l’un à l’autre à l’un, à la limite de l’indécence, a un impact irrémédiable pourtant souterrain, précieux à cet instant. Nous donc, les deux augmentés bis mangeons en tête à corps, l’œil fiché au fond de nos regards. Transgressant parfois la politesse de notre image, nous allons jusqu’à faire des grimaces. Lui, intervient alors sèchement, rappelant ces corps doubles à l’ordre du mérite. La mère, pâlotte, proteste. Elle veut laisser s’exprimer les petits, la femme défend son faible. Mais elle se voit rapidement emmaillotée dans les filets d'un langage autre, substitué au sien avec une obscène facilité. À ces mots d’homme, elle rétorque des maux de femme ; ses intolérables maux font taire par corps, plongeant vers l'inquiétant ailleurs de la formelle promesse du creux. Elle et lui font ensemble sens lorsqu'elle ne dit pas.

Un corps de femme perdue armée de maux donne vertige, surtout lorsqu’il est retrouvé doublé dans le miroir de la cuisine lors d’un repas où il chipote. Nul ne comprend ce qu’il dit, mais il dévoile le troublant invisible du versant femme. L’interdite maman s’exprime là dans toute la splendeur de son silence. Puis elle mastique. La bouche fermée. Avec application. Elle mastique obsessionnellement, aussi longtemps que le permet la réduction de la nourriture par les dents de son orifice buccal. Son silence s’entache d’un insidieux son permanent. Un bruit de succion entêtant accompagne les liquidités voyageuses et soudain, entêtés que nous devenons mes doubles et moi, il n’y a plus que cette femme mandibule piaffante appliquée à repousser à l’extrême son désir de déglutir. Elle nourrit nos oreilles d’une symphonie bruitiste organique, à l'insupportable déconstruction répétée. Énorme, elle l’est, peu importe son anorexique épaisseur. La beauté fascinante de cette mère se loge dans ses interstices, en pointillé blancs. Les espaces interdits entre ses mots tus et ses maux dits la dévoient alors, et nous baissons les yeux.
Elle transgresse, invisible, le sens.

2 commentaires:

Dorine a dit…

Les souvenirs d'un mur miroir dans la cuisine. Et pas seulement. Evidemment.
Très beau texte et son sujet.

laurie thin** a dit…

Merci, Chère !