dimanche 26 avril 2009

Are you kitsch, my dear ?

"Train à six du matin à la gare de Delhi. Il a fallu se lever à quatre heure pour débarquer dans cette gare où l’odeur est insupportable. L'endroit est sale, plein de mendiants et autres miséreux de tous poils, dormant par terre ou sur des ballots, édentés, en haillons. De gros rats trottinent entre les voies. Il fait encore nuit. Un cafard de dix centimètres glisse sur le mur derrière moi. Cette ville, cette gare, sont grouillantes, vivantes en dedans et en dehors, simultanément. Même l’air est infesté de vies contradictoires, de bonheurs à contresens, de victoires sans goût, de larmes brouillées, de sang mort. Pandémonium soudain rythmé par une voix féminine appelant les passagers à se rendre sur les différentes voies. J’ai l’impression d’un écoulement de lourdeur avançant lentement, d’une coulée de poix en pente douce, presque arrêtée.

Puis se précipite le train, ébranlant l’édifice précaire du vide. Certains s’élancent à sa suite, nous les imitons par soucis de mimétisme. Il s’arrête un peu plus loin. Comment savoir où s’asseoir ? Nos billets indiquent les places 73 et 74 dans le wagon C3. Nous devons donc remonter le train.
Après quelques hésitations, nous voilà installés.
Ce train est étonnant. Face à face, des rangées de banquettes dures comprennent trois places côte à côte. Il y a des barreaux aux fenêtres et surtout, un grand nombre de ventilateurs noirs collés au plafond, pareils à de gros insectes poussiéreux. Les murs sont bleu ciel passés, l’éclairage au néon. Deux femmes sont déjà installées de l’autre côté.
Le train se remplit progressivement. Des mendiants implorent une pièce à travers les barreaux ; les sâdhus, petite coupelle dorée à la main, torse nu, pantalon et turban rouge, crachent ou dorment sur les voies. Ils ont les dents noires.

Démarrage. Le jour pointe. Un homme est assis dans une carriole emplie de foin. Le train avance paresseusement, émettant un doux roulis. La voie est constellée de femmes, d’hommes et d’enfants, une bouteille d’eau à la main, accroupis, alors que nous avançons le long de bidonvilles en tôle et tissu, crasseux. Ces gens en haillons accroupis expulsent leurs excréments en regardant passer notre train ; la bouteille d’eau trouble qu'ils tiennent en main leur permet de se rincer les fesses. Les rails sont idéaux pour cette pratique, car ils permettent l’accroupissement, pieds en hauteur, protégés. L’odeur est très forte, âcre. Il est étonnant de les voir tous déféquer de la sorte sur plusieurs kilomètres. Je me surprends à tenter de calculer la quantité de selles présentes sur les voies, sachant qu’ils doivent y revenir plusieurs fois par jour. Changent-ils tous les matins d’endroit, heureux d’en inaugurer un vierge, ou restent-ils toujours dans le même périmètre ? Y’a-t-il un semblant de règles régissant les territoires ?

Après plusieurs kilomètres, les bidonvilles et leurs habitants se dispersent. L’air rafraîchi légèrement. La végétation apparaît, d’un beau vert, vision salvatrice après trois jours passés dans l’enfer ocre de Delhi."
Extrait de carnet, Delhi, Septembre 2005



"Sans la moindre préparation théologique, spontanément, l’enfant que j’étais alors comprenait donc déjà qu’il y a incompatibilité entre la merde et Dieu et, par conséquent, la fragilité de la thèse fondamentale de l’anthropologie chrétienne selon laquelle l’homme a été créé à l’image de Dieu. De deux choses l’une ou bien l’homme a été créé à l’image de Dieu et alors Dieu a des intestins, ou bien Dieu n’a pas d’intestins et l’homme ne lui ressemble pas. Les anciens gnostiques le sentaient aussi clairement que moi dans ma cinquième année. Pour trancher ce problème maudit, Valentin, Grand Maître de la Gnose de IIème siècle, affirmait que Jésus « mangeait, buvait, mais ne déféquait point ».
La merde est un problème théologique plus ardu que le mal. Dieu a donné la liberté à l’homme et on peut donc admettre qu’il n’est pas responsable des crimes de l’humanité. Mais la responsabilité de la merde incombe entièrement à celui qui a créé l’homme, et à lui seul.
( … )
Si, récemment encore, dans les livres, le mot merde était remplacé par des pointillés, ce n’était pas pour des raisons morales. On ne va tout de même pas prétendre que la merde est immorale ! Le désaccord avec la merde est métaphysique. L’instant de la défécation est la preuve quotidienne du caractère inacceptable de la Création. De deux choses l’une : ou bien la merde est acceptable (alors ne vous enfermez pas à clé dans les waters !), ou bien la manière dont on nous a créé est inadmissible.

Il s’ensuit que l’accord catégorique avec l’être a pour idéal esthétique un monde où la merde est niée et où chacun se comporte comme si elle n’existait pas. Cet idéal esthétique s’appelle le kitsch.

C’est un mot allemand qui est apparu au milieu du XIXe siècle sentimental et qui s’est ensuite répandu dans toutes les langues. Mais l’utilisation fréquente qui en est faite a gommé sa valeur métaphysique originelle, à savoir : le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré : le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’essence humaine a d’essentiellement inacceptable."
Milan Kundera « L’insoutenable légèreté de l’être » 1984

2 commentaires:

co2art a dit…

Je sais pas si les photos sont de toi (sur les derniers billets) mais j'aime beaucoup.
Chouette balade.

laurie thin** a dit…

:) Yes they are ! Thx !