mercredi 7 mars 2007

CITATION


"J'étais profondément convaincu de mon échec. Je décidai de ne pas me présenter au directeur et d'enlever tout de suite mon costume et mon maquillage. Il fallait pour cela que j'enduise mon visage d'une horrible crème verdâtre baptisée démaquillant. Je plongeai le doigt dedans et je commençai à m'enduire le visage. Et... je continuai à frotter. Toutes les couleurs de mon maquillage devinrent floues, comme sur une aquarelle inondée. Mon visage devint verdâtre-grisâtre-jaunâtre, comme pour donner le contre-chant à la couleur de ma jaquette. Il devenait difficile de distinguer où se trouvaient mon nez, mes yeux, mes lèvres. J'étalai la même crème verdâtre sur ma barbe et sur mes moustaches, puis enfin sur toute ma perruque. Les cheveux formèrent, agglutinés, des mottes... et soudain, comme si j'avais été pris de quelque fièvre, je me mis à trembler, mon coeur se mit à battre pus vite. J'arrachai mes faux sourcils, je me poudrai le visage sans aucune précaution, j'étalai du verdâtre sur le dos de mes mains et du rose sur mes paumes... Je tirais sur les pans de ma jaquette, serrai ma cravate, tout cela avec des gestes rapides et sûrs, car cette fois je savais qui je représentais et quel genre d'homme c'était.
Avec mon chapeau haut-de-forme posé selon un angle quelque peu désinvolte, je pris soudain conscience du style de mon pantalon parfaitement coupé, qui avait dû autrefois être particulièrement élégant, bien qu'il fût maintenant usé jusqu'à la corde. Je m'arrangeai pour conformer mes jambes aux faux plis du pantalon, en tournant les pieds légèrement en-dedant. Ceci me donna des jambes particulièrement ridicules. Avez-vous déjà remarqué comme les jambes de certaines gens sont ridicules ? J'ai toujours éprouvé un sentiment d'aversion pour les gens affligés de jambes de ce genre. En ce qui me concerne, cette position "en-dedant", inhabituelle, semblait raccourcir ma taille et changer considérablement ma démarche. Pour quelque obscure raison, l'ensemble de mon corps prenait une légère tendance à pencher vers la droite. Tout ce qui me manquait, c'était une canne. J'en trouvai une abandonnée non loin de moi et je m'en emparai, bien qu'elle ne fût pas exactement le genre de canne que je souhaitai assortir à mon personnage. Il me fallait encore autre chose : une plume d'oie à poser derrière mon oreille ou à serrer entre mes dents. J'envoyai un garçon de course me chercher cet accessoire et en l'attendant, je me mis à marcher de long en large, sentant toutes les parties de mon corps, mes traits, mon expression de visage, se placer et s'installer selon un ordonnancement nouveau. Après avoir marché autour de la loge deux ou trois fois, d'une démarche incertaine et inégale, je jetai un regard au miroir et je ne me reconnus pas. Depuis la dernière fois que je m'étais regardé, une nouvelle transformation s'était produite en moi."
Constantin Stanislavski "La contruction du personnage"

1 commentaire:

Michel a dit…

Ca ressemble à une métamorphose - mais en plus étrange encore. Je ne comprends pas comment cela s'opère - ni comme les acteurs en ressortent indemnes. Si même ils le peuvent.